Le gaspillage alimentaire : la nouvelle paille en plastique ? | Wisefins

L’insécurité alimentaire est un problème mondial dont les répercussions sont considérables et qui touche à la fois les individus, les communautés et des régions entières. Elle se définit comme un manque d’accès régulier à une alimentation suffisante pour que chaque personne puisse mener une vie saine et active. Près de 12 % de la population mondiale (928 millions de personnes!) était en situation d’insécurité alimentaire grave en 2020. Alors, lorsque nous entendons des statistiques telles que « un tiers de la nourriture est gaspillée », nous ne pouvons qu’être en colère. 

Cela a conduit à la création de plusieurs campagnes de lutte contre le gaspillage alimentaire. Que ce soit par des campagnes de sensibilisation nous disant d’acheter les produits non esthétiques ou par des applications permettant aux consommateurs d’acheter des produits proches de leur date de péremption à des prix réduits, chacun essaie de faire sa part. Mais le gaspillage alimentaire individuel est-il le véritable problème? 

Le blanchiment de réputation ou greenwashing 

Le gaspillage alimentaire est plus important qu’il n’y paraît. Pour comprendre le récent regain d’attention accordé à cette question, il faut comprendre le concept de blanchiment de réputation. En termes simples, il s’agit de personnes ou d’organisations non éthiques qui accomplissent des actes positifs très visibles pour améliorer leur réputation. Il peut prendre une variété presque illimitée de formes et s’adresser à divers groupes. Qu’il s’agisse de certains développeurs de jeux vidéo qui publient des déclarations de soutien à BLM (Black Lives Matte) afin d’obtenir le soutien du public, ou de supermarchés qui proposent des paniers de dons mais augmentent leurs prix à des niveaux inabordables, il existe d’innombrables façons d’essayer de satisfaire le désir des gens d’avoir un monde meilleur. 

Une forme particulièrement pertinente de blanchiment de réputation est le greenwashing, une pratique par laquelle un produit est présenté comme respectueux de l’environnement alors qu’il est en réalité dangereux. Bien qu’il ait été inventé en 1986, il est devenu beaucoup plus répandu récemment en raison des préoccupations croissantes concernant le changement climatique.

Paille en plastique chez Starbucks

Source : @STARBUCKS

La paille en plastique

Un bon exemple de greenwashing est la simple paille en plastique. Des images obsédantes de tortues s’étouffant avec des pailles ont été utilisées pour sensibiliser le monde entier, et les individus ont été invités à réduire leurs propres déchets plastiques et à participer au nettoyage des plages. Un grand nombre de campagnes ont amené de nombreuses chaînes de restauration rapide à remplacer leurs pailles en plastique par des pailles en papier, tout en déclarant haut et fort leur engagement en faveur de l’environnement. Mais cela répond il au problème ?

S’il est vrai que les plastiques marins mettent en danger l’ensemble de la vie océanique et polluent les côtes du monde entier, les consommateurs individuels jouent un rôle bien moins important que ce qu’on tente de leur faire croire. Deux tiers de tout le plastique océanique sont constitués de filets de pêche perdus ou abandonnés, et les filets de pêche représentent la plus grande source de pollution plastique. Ces filets de pêche sont conçus pour capturer et tuer, et sont souvent considérés comme une cause de noyades massives, comme lorsque 300 tortues ont été retrouvées mortes au large des côtes du Mexique.

La situation devient encore plus claire si l’on considère les sources de la pollution plastique des océans. L’Europe et l’Amérique du Nord représentent à elles deux 5 % des déchets plastiques rejetés dans l’océan, leurs consommateurs ne sont donc pas à blâmer. Quels ont été les résultats de ces campagnes contre les pailles en plastique ? Elles permettent aux producteurs de plastique et à l’industrie de la pêche de s’en tirer à bon compte et empêchent d’envisager des changements significatifs et systémiques, tout en augmentant les ventes des entreprises et en réduisant l’attention du public. Alors que les personnes qui minimisent leur utilisation de plastique et participent au nettoyage des plages présentent de nombreux avantages environnementaux et sociaux, l’idée que l’interdiction des pailles en plastique constitue une victoire environnementale monumentale contre un mal profondément enraciné est un spectacle cynique de greenwashing.

Photo d'une tortue avec une paille en plastique coincée dans son nez

SOURCE : @Sean A. Williamson.

Les causes de l’insécurité alimentaire

Les causes de l’insécurité alimentaire sont extrêmement variables. Parfois, la nourriture n’est tout simplement pas disponible pour des régions entières en raison de circonstances inhabituelles telles que des événements climatiques extrêmes ou des guerres. D’autres fois, la nourriture est bien disponible, mais les gens ne peuvent pas se la procurer pour des raisons telles que la pauvreté, le chômage ou de faibles revenus. Les facteurs qui exacerbent le risque d’insécurité alimentaire comprennent le manque de logements abordables, les problèmes de santé chroniques ou le manque d’accès aux soins de santé. 

Malgré l’image fréquemment utilisée par d’innombrables organisations caritatives de « l’enfant affamé du tiers-monde », l’insécurité alimentaire frappe aussi bien les pays en développement que les pays développés, et touche des personnes de toutes nationalités et de tous âges. Un rapport de l’UNICEF datant de 2017 a révélé qu’un enfant sur cinq au Royaume-Uni souffre d’insécurité alimentaire, et des millions d’entre eux dépendant des repas scolaires gratuits. Le problème a été aggravé par la pandémie du COVID, avec certaines banques alimentaires rapportant que depuis, la demande a doublé. Depuis août 2020, l’UNICEF finance des organisations caritatives pour nourrir les enfants affamés au Royaume-Uni, une première dans l’Histoire du pays. Aux États-Unis, on a estimé que 13,8 millions de personnes ne bénéficiaient pas de la sécurité alimentaire.  Selon l’édition 2019 d’Eurostat, 11,3 % et, par conséquent, près de 58 millions de personnes en Europe n’ont pas les moyens de s’offrir un repas protéiné tous les deux jours, ce qui les rend vulnérables à la faim et à la malnutrition.

Il apparaît clairement que, très souvent, la cause de l’insécurité alimentaire n’est pas seulement un manque de nourriture, mais un manque de moyen. L’inégalité fait que des gens se couchent le ventre vide alors qu’ils vivent à côté de supermarchés. Notre système économique pousse les agriculteurs à détruire leurs propres récoltes alors que des pays entiers sont confrontés à des famines. En tant qu’individus isolés, nos habitudes alimentaires ne peuvent rien y changer. Le gaspillage alimentaire serait à l’origine de l’insécurité alimentaire en cas de pénurie alimentaire mondiale, et pourtant nous produisons bien plus qu’il n’en faut pour nourrir tout le monde, du moins en théorie.

Banque alimentaire

SOURCE : @CBCNEWS

Démystifier le gaspillage et les pertes alimentaires – dans quelle mesure le consommateur est-il fautif ?

La définition la plus basique du gaspillage alimentaire inclut la nourriture qui n’est pas consommée et jetée. Elle présente une variété d’effets nocifs : les émissions de CO2, l’utilisation accrue des terres et le gaspillage de l’eau. Si vous utilisez les réseaux sociaux ou regardez les chaines d’information, vous êtes susceptible de penser que l’insécurité alimentaire à laquelle de nombreux pays sont confrontés est principalement causée par des consommateurs achètent, puis jettent de la nourriture. D’innombrables infographies donnent aux consommateurs des conseils pour éviter le gaspillage alimentaire, par exemple en achetant des légumes non-esthétiques ou en organisant leur réfrigérateur de manière à ce que les articles dont la date de péremption approche soient placés en avant. Le gaspillage et la perte de nourriture sont toutefois beaucoup plus complexes que vous ne le pensez. Ils se produisent pendant la production, la transformation, la distribution, la vente au détail et la consommation.

Une étude a estimé que le gaspillage alimentaire mondial représentait 931 millions de tonnes, soit l’équivalent de 120 kg par habitant. Les gaspillage alimentaire est réparti entre trois secteurs : 61 % provenant des consommateurs, 26 % du secteur de la restauration et 13 % du commerce de détail. Les consommateurs sont ainsi pointés du doigt comme le principal groupe responsable. Cependant, cette analyse exclut les aliments perdus pendant la production et le transport – alors qu’une proportion importante d’aliments est gaspillée avant d’être consommée ou vendue aux consommateurs. 

Prenons comme exemple les États-Unis. Rien que dans ce pays, 9000 tonnes de nourriture sont perdues dans les fermes, avec un total de 56 000 à 72 000 tonnes de nourriture gaspillée. Certaines pertes sont dues aux parasites et aux sécheresses, tandis que d’autres sont dues à des raisons purement économiques. Si le prix des produits sur le marché est inférieur au coût de leur récolte et de leur transport, les agriculteurs pratiquent le ‘dumping’. Par exemple, pendant la pandémie du COVID, en raison de la fermeture des restaurants et des cantines scolaires, les agriculteurs n’ont pas pu vendre leurs produits et ont décidé de labourer les cultures comestibles et de déverser jusqu’à 14 millions de litres de lait par jour dans les champs. Il existe un problème similaire sur les bateaux de pêche. On estime que 8 % de toute la vie marine capturée est rejetée morte ou mourante. 

Les pertes pendant le transport, l’emballage et la fabrication sont plus difficiles à évaluer, mais leurs causes comprennent la surproduction des agriculteurs, les dommages causés aux produits, les problèmes techniques et le rejet des produits pour des raisons esthétiques. Pendant la pandémie du COVID, des dizaines de milliers d’animaux ont été abattus et jetés sans être vendus parce que les employés des fermes étaient malades. Les envois de denrées périssables sont parfois refusés par l’acheteur et, si un nouvel acheteur ne peut être trouvé, la nourriture doit être jetée. 

Dans le secteur du commerce de détail, de nombreuses pratiques considérées comme de bonnes stratégies commerciales ont en réalité un impact négatif sur le gaspillage alimentaire et la sécurité alimentaire. Des présentoirs de produits surchargés, l’attente d’une perfection cosmétique des fruits, légumes et autres aliments, des emballages surdimensionnés, la disponibilité d’aliments préparés jusqu’à la fermeture des magasins : tous ces facteurs entraînent non seulement le gaspillage, mais incitent également les acheteurs à la surconsommation. Les réglementations en matière de sécurité alimentaire peuvent également pousser les détaillants à se débarrasser d’aliments qui pourraient ne plus être sûrs, par exemple lors d’inondations ou de pannes de courant.

Dans les restaurants et autres établissements de restauration, les portions surdimensionnées, l’inflexibilité de la gestion de la chaîne de magasins, la préparation excessive d’aliments, le stockage inadéquat des ingrédients, la non-utilisation des restes et des chutes d’aliments et le choix étendu de menus sont quelques-uns des facteurs de gaspillage alimentaire. Les buffets à volonté sont particulièrement gaspilleurs, car tous les aliments non consommés doivent être jetés. 

Gaspillage dans le secteur agroalimentaire

SOURCE : @OLIO

Qu’est-ce qui pousse les consommateurs à gaspiller ?

Dernièrement, s’il est indéniable que les consommateurs génèrent d’importants déchets alimentaires, il convient d’y regarder de plus près. Personne ne veut jeter la nourriture qu’il a payée, alors quels sont les mécanismes qui poussent à cela ? Plusieurs stratégies sont employées par les détaillants et les restaurants pour inciter les consommateurs à acheter plus que ce dont ils ont besoin. 

Lorsque l’on fait ses courses au supermarché, de nombreux produits sont moins chers lorsqu’ils sont achetés en grandes quantités, ce qui crée une incitation perverse à l’achat excessif. D’autres ne sont vendus qu’en quantités supérieures à ce dont le client aura besoin. Les personnes qui croulent sous leur travail ou qui vivent très loin des supermarchés peuvent décider d’acheter en excès, préférant jeter certains aliments plutôt que de faire une heure de route vers un supermarché discount pour acheter une brique de lait ou une banane. Les personnes vivant seules peuvent avoir du mal à consommer les grandes portions vendues tout en essayant d’avoir un régime alimentaire varié, tandis que les familles nombreuses peuvent être incapables d’estimer la quantité de nourriture dont elles ont besoin et préfèrent faire des achats excessifs. 

Pendant ce temps, de nombreux restaurants se vantent d’offrir des portions énormes avec de nombreux accompagnements pour justifier leurs prix élevés. Les applications de livraison offrent constamment des promotions sur une base aléatoire, ce qui rend la facilité et le faible prix de la commande de nourriture beaucoup plus attrayants que le fait de cuisiner à la maison, même si le réfrigérateur est plein. De nombreuses personnes luttent contre le stress, la santé mentale et la gestion du temps et peuvent décider de commander des plats à emporter parce qu’elles n’ont pas l’énergie de préparer un repas, même si elles savent que certains aliments dans leur réfrigérateur vont bientôt se périmer. 

Un autre aspect important est la confusion autour des dates d’expiration. Des termes tels que « à consommer avant le », « à vendre avant le », « meilleur avant le » peuvent être confondus avec la date de péremption des produits, ce qui a des conséquences importantes : jusqu’à 80 % des consommateurs jettent des aliments prématurément en raison de la confusion des données sur les étiquettes. L’élaboration de directives claires sur la signification de ces dates et la communication de ces informations aux gens ont un fort potentiel de réduction des déchets alimentaires des ménages. 

La culture consumériste elle-même joue un rôle important dans la formation de nos valeurs en matière de gaspillage alimentaire. Nous voyons des publicités montrant des familles heureuses et un réfrigérateur si plein qu’il peut à peine fermer, ou des groupes d’amis mangeant des portions presque exagérées de fast-food tout en riant et en s’amusant. Nous associons notre richesse et notre bien-être à l’image d’un réfrigérateur plein, et non à celle d’un réfrigérateur contenant uniquement ce que nous prévoyons de cuisiner pour nos prochains repas. Nous associons les grosses portions à une bonne valeur et ignorons les coûts environnementaux cachés. 

Ainsi, si vous jetez une boîte d’œufs parce qu’ils sont périmés, c’est tout un système économique, avec de multiples industries derrière, qui les a surproduits, vendus à un prix réduit et qui vous a dit que vous deviez acheter maintenant ou que vous manquiez quelque chose, par le biais de publicités gigantesques. 

Surconsommation - shopping au supermarché

SOURCE : @Andrew Spear for The New York Times

Combattre les origines du problème

La lutte contre le gaspillage alimentaire au niveau personnel est un excellent moyen d’économiser de l’argent et de construire une relation saine avec la nourriture. Elle peut vous aider à mieux gérer les finances du ménage, à faire plus attention à ce que vous mangez et à améliorer vos compétences culinaires. Mais dire non lorsqu’on vous propose une paille en plastique, ne peut arrêter l’industrie de la pêche ; emballer vos fraises dans des serviettes en papier pour qu’elles durent quelques jours de plus, ne peut lutter contre l’insécurité alimentaire ou réduire les dommages environnementaux de l’agriculture.

Ce qu’il faut, c’est une action généralisée. Un nouveau modèle d’agriculture résiliente et durable. Des soins interpersonnels et une solidarité internationale. Des emplois qui ne surmènent pas les gens et ne les sous-paient pas. Une culture où la modération et la satisfaction sont plus appréciées que la consommation sans fin. Une économie réimaginée où ce n’est pas une bonne stratégie commerciale de laisser les enfants se coucher le ventre vide. Vous ne pouvez changer que votre propre comportement, mais nous pouvons changer notre société.

Nous devons cesser de penser à la seule tortue qui s’étouffe avec une paille en plastique et commencer à voir les océans remplis de filets de pêche mortels. Nous devons cesser de nous préoccuper uniquement des petits gestes visant à réduire le gaspillage alimentaire tout en permettant aux grandes entreprises de se vanter de réduire le gaspillage alimentaire qu’elles ont elles-mêmes créé. Nous devons cesser de nous considérer comme des individus isolés dans leurs propres petites bulles et travailler ensemble pour construire le monde que nous voulons. 

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